On sait depuis longtemps que le rapport de l’autiste à la voix, qu’elle soit sienne ou celle de l’autre, est compliqué, voire impossible. Cet élément a,  dès le début de l’étude du fait autistique, été repéré. Ainsi comme le rappelle Maleval :

« Beaucoup de cliniciens ont constaté empiriquement que, pour se faire écouter de l’autiste, il convient de faire taire sa voix. Asperger s’en étonnait déjà : « Nous observons chez nos enfants, écrivait-il en 1944, que si nous leur donnons des consignes de manière automatique et stéréotypée, d’une voix monocorde comme ils parlent eux-mêmes, on a l’impression qu’ils doivent obéir, sans possibilité de s’opposer à l’ordre », de sorte qu’il prônait de leur présenter toute mesure pédagogique « avec une passion éteinte » (sans émotion). »[1]

L’intrusion de la parole de l’autre n’est jamais simple pour l’autiste et celui-ci se bouche volontiers les oreilles pour ne pas l’entendre. Voix qui est certes la dimension sonore du processus d’énonciation mais qu’il convient également d’appréhender ici dans le sens d’objet pulsionnel, tel que Lacan a pu l’isoler. La voix n’est plus alors à entendre dans le sens courant du terme qui renvoie à la dimension sonore mais ce qui porte et indique la présence du sujet de l’énonciation et donc du désir qui le soutient.

Les cliniciens qui travaillent avec des patients autistes savent parfaitement qu’ils ne sont pas hors communication. Ils n’ont souvent aucune difficulté à comprendre ou à se faire comprendre. Lacan a pu même les qualifier de « verbeux ».

De fait, la rencontre de ces patients nous montre comment très régulièrement, non sans effort, ils indiquent impérativement ce qu’ils veulent. Ce que nous présente l’autiste est moins un refus de communiquer qu’un refus de parler, un refus de la dimension énonciative et donc du sacrifice de la voix que cela implique. Parler, c’est donner de la voix, c’est sacrifier la voix sur l’autel de la parole et donc accepter de s’en séparer. L’autiste parle, à condition d’effacer la dimension énonciative de ce qu’il dit. Il essaie de produire une parole déconnectée de la dimension subjective. Il en résulte des stéréotypies verbales et des écholalies.  La dimension pulsionnelle liée à l’énonciation est évitée aussi bien chez le locuteur autiste que chez celui qui s’adresse à lui.

Une expérience nous permettra d’illustrer cette question mais également de la préciser pour la relancer. J’ai pu expérimenter avec une jeune collègue a, au cours de l’année universitaire 2014-2015, l’utilisation d’un robot humanoïde (NAO, commercialisé par la société Aldebaran[2]) dans une institution accueillant des enfants autistes. Le but de la recherche était d’évaluer les applications éducatives et pédagogiques dont le robot dispose (essentiellement ASK – Autism Solution for Kids) pensées pour faciliter les apprentissages. Comme on l’aura compris le modèle sur lequel s’appuie la conception du robot est bien loin de la psychanalyse.

Sans doute est-ce pour cela que la jeune chercheuse va très vite s’intéresser à une dimension « secondaire » du dispositif et non forcément appréhendée comme essentielle par ses créateurs pour en faire le cœur même de sa recherche : le robot parle ! Et comme elle s’en apercevra très vite cette voix particulière n’est pas sans effet sur les jeunes patients.

Très vite, nous perçûmes qu’il était possible de dialoguer avec un jeune patient âgé de 11 ans refusant la plupart du temps le contact visuel et vocal si nous faisions porter notre parole par le petit robot. A partir de là, les séances changèrent radicalement de visage : nous tapions nos questions ou interventions sur le clavier de l’ordinateur relié à Nao qui prononce ses mots. Il se trouve alors littéralement en position de « porte parole ». Le petit patient accepte, dans cette situation, de répondre et d’interagir avec le robot, là où cette interaction était impossible directement avec la clinicienne permettant ainsi une prise en charge thérapeutique jusqu’alors difficile voire inenvisageable.

Cette étonnante découverte pose un certain nombre de questions que nous ne pourrons toutes développer ici. Nous n’en retiendrons qu’une seule aujourd’hui :

Qu’est-ce qui permet à l’enfant autiste de pouvoir s’attacher à une voix machinique, là où la mise en jeu de la voix dans l’acte de parole lui semble si douloureuse que la plupart du temps il semble préférer y rester sourd ?

Ce que l’expérience avec le petit robot vient nous montrer est que les sources sonores, et  plus encore les sources vocales, ne bénéficient pas d’un traitement équivalent par l’enfant autiste. En effet, comme nous l’avons déjà rappelé, lorsqu’il est question de la voix humaine l’investissement est difficile. Il en est de même en ce qui concerne leurs propres voix souvent « robotisées » et dont la prosodie est si étrange, semblable à celle d’un enfant sourd qui apprendrait à vocaliser.

A l’inverse, et ce point est essentiel, les voix artificielles ou machiniques semblent quant à elle être investies de façons plus immédiates. Les cliniciens en contact avec les autistes savent combien l’investissement des enfants pour des objets véhiculant la voix telles que la télévision ou encore la radio est important. Objet véhiculant une voix hors-corps, coupées de leurs émetteurs physiques.

Ces considérations coïncident avec ce qui a pu être repéré pendant les ateliers autour du robot NAO. Les enfants autistes, faisant usage de la parole difficilement, répondaient pourtant aux sollicitations de la machine, et cela pouvait aller jusqu’à la production d’énoncés spontanés. La vocalité artificielle du robot apparaît comme un artefact permettant de venir capturer le matériel vocal.

La particularité de la voix, lorsqu’elle est traitée par la machine et donc devient vocalité artificielle, est d’être produite sans  faire usage de cette caisse de résonance qu’est la cage thoracique, ni des cordes vocales. La voix s’entend alors comme détachée du corps et de son appareil phonatoire. C’est une voix hors-corps, décorporeisée et délocalisée. Cette dimension est bien sûr essentielle à l’investissement possible par l’enfant autiste. La voix machinique est à différencier de la vocalité artificielle en ce qu’il n’est plus question ici d’une voix naturelle captée, fixée et délocalisée mais d’une voix entièrement créée. Cette voix machinique ne ferait donc plus référence à la présence-absence d’un locuteur mais présentifie une voix sans sujet.  L’effacement totale de la voix naturelle entraîne l’annihilation d’une de ses dimensions essentielles : celle du timbre.

Si nous définissons le timbre d’une voix naturelle comme ce qui est unique, propre à chaque individu et par la même inclassable, non mesurable, nous pouvons considérer que le timbre constitue ce qu’il y a de plus réel dans la voix. Le timbre, qui renseigne en temps normal sur les qualités d’une voix, devient ici incertain puisque ne se rattachant pas à un corps et n’étant donc pas soumis à des exigences physiologiques. Ce qu’il y a de plus réel dans la voix naturelle, le timbre, disparaît…

Pour continuer à avancer, il convient de rappeler ici rapidement quels sont les paramètres musicaux du son :

– La hauteur (un son grave / aigu ) mesurable en Hertz qui en détermine la fréquence

– La durée (un son court / long) mesurable en secondes

– Le volume, son intensité (un son doux / fort) mesurable en décibels.

Le quatrième paramètre, le plus énigmatique, lui ne se mesure pas. Il échappe donc à toute possibilité d’être totalement cerné. Il s’agit du timbre qui peut être défini comme tout ce qui fait qu’un son produit à la même hauteur, de même durée, avec la même intensité, ne ressemble pas à un autre. Deux sons peuvent avoir la même hauteur et la même puissance, ils ne peuvent avoir le même timbre, celui-ci dépendant de la façon dont il est « attaqué » et des résonateurs privilégiés. Le timbre est la négativation du symbolique par le réel ou, dit autrement, il est ce qui échappe au pouvoir de symbolisation et qui reste intraduisible. Le timbre est le paramètre vocal le plus difficile à appréhender : la puissance et la hauteur peuvent objectivement se mesurer, mais pas le timbre. Nous pouvons à partir de là dire que le timbre est la dimension réelle de la voix.

Lacan esquisse une voie dans l’analyse des relations entre le sujet et cette dimension réelle de la voix qu’est le timbre :

« Le sujet produit la voix. Et je dirai plus, nous aurons à faire intervenir cette fonction de la voix, pour autant que faisant intervenir le poids du sujet, le poids réel du sujet dans le discours »[3].

C’est bien ce « poids du sujet » que l’autiste refuse. Nous allons aisément le repérer à partir du circuit de la pulsion invocante. Celui-ci implique la présence de l’Autre : après avoir résonné au timbre de l’Autre, le sujet en devenir dans le même temps l’assume et le rejette. En effet, il assume ce timbre originaire du fait qu’un « Oui » accueille la voix de l’Autre (Bejahung) – oui à l’appel à advenir –, et tout à la fois la rejette (Ausstossung), le sujet devant pouvoir s’y rendre sourd pour pouvoir acquérir sa propre voix. Nous sommes ici confronté à un « Non » (Ausstossung) qui se met au service d’un « Oui » (Bejahung[4] et qui permettra au sujet à venir de posséder une voix. L’infans dans un même mouvement dit « Oui » et « Non » au timbre originaire. Ce processus, articulant acceptation et refus du timbre originaire, permet ainsi à la voix qui a appelé le réel humain à advenir de rester à sa place, c’est-à-dire dans un premier temps inaudible puis, inouïe. Cette surdité à la voix primordiale permettra au sujet à venir, à son tour, de donner de la voix.

Le non-assourdissement de l’autiste ferait que l’environnement deviendrait indifférencié et intraitable. Du fait du non-assourdissement, de la non-constitution du point-sourd, résulterait une intolérance aux sons, qui ne sont pas différenciés, et auxquels l’enfant ne peut attribuer de sens. L’expérience avec le robot NAO nous oblige à reconnaître que certaines formes de sonorité telle que la vocalité artificielle sont plus aisément investies que d’autres obligeant à remettre en cause l’idée que tout serait bruit pour lui. La voix du robot était mieux tolérée dans le cas de l’autisme que la voix naturelle. L’enfant à qui elle était présentée témoigne d’un fort investissement marqué d’abord par la reprise d’énoncés sous formes d’écholalies et pouvant aller jusqu’à la production d’énoncés spontanés. Le second cas était celui du garçon présentant un rapport à la voix persécutant et hallucinatoire, le conduisant à enjoindre ses interlocuteurs à se taire. Comportement n’étant pas apparu lors de la manipulation de la voix du robot et donc permettant un espace pour la parole.

Si, comme nous en faisons l’hypothèse, la disparition de la voix naturelle provoque l’effacement du timbre, il est possible de corréler l’apaisement relatif à la voix dont font preuve les patients avec cette particularité de la voix machinique. Ce réel, le timbre, serait ce qui chute dans l’utilisation de la voix machinique, entièrement créée, ayant pour effet qu’un « dire » devienne entendable.  L’hypothèse que nous soutenons est que les caractéristiques de la voix machinique permettraient aux patients de faire l’expérience de l’effacement de la dimension subjective de l’énonciation avec l’effacement de la dimension du timbre humain. La voix machinique présenterait elle-même ce point-sourd que le sujet n’aurait pu réaliser.

Point sourd défini comme le lieu où le sujet, pour advenir comme parlant, doit en tant qu’émetteur à venir, pouvoir oublier qu’il est récepteur du timbre originaire. Il doit pouvoir se rendre sourd au timbre primordial pour parler sans savoir ce qu’il dit, c’est-à-dire comme sujet de l’inconscient. Pour devenir parlant, le sujet doit acquérir une surdité spécifique envers cet autrui qu’est le réel du son musical de la voix[5]. La voix machinique permettrait de faire entendre le silence du timbre et donc pourrait matérialiser ce que peut être ce vide d’objet à l’intérieur même de la voix. Faire l’expérience d’un point silencieux au lieu même de la voix est ce qui permet au sujet de faire l’expérience d’un renoncement à la jouissance vocale.

La voix machinique quant à elle permettrait, par le silence du timbre, l’introduction d’un point-sourd, et ainsi conduirait à la possibilité d’éprouver pour l’enfant autiste l’écart possible entre lui et cet objet voix qui l’envahit et sur lequel il ne peut rien céder. Ce silence du timbre, véritable dématérialisation de la voix, représenterait ce que peut être le renoncement à la jouissance vocale et pourrait rendre possible l’articulation entre voix et parole.

Pour conclure nous pourrions dire que là où l’harmonicité du timbre de la voix naturelle,  présente la particularité de renseigner l’auditeur sur l’identité du propriétaire de cette dernière, l’inharmonicité de la voix machinique provoque un phénomène de ségrégation laissant l’auditeur perplexe quant à l’identification de la source sonore.

Nous pouvons soutenir que si voix machinique et musique sont l’inverse l’une de l’autre, toutes deux permettent de traiter le rapport spécifique de l’autiste à la présence vocale de l’Autre. En effet, si la voix machinique permet l’expression d’une parole sans subjectivité, la musique est l’expression d’une subjectivité hors parole. On prête à Stravinsky le mot suivant : « La musique ne dit rien mais elle le dit bien ». Cette formule indique remarquablement dans la musique une disjonction entre le dire et le dit, disjonction introduite clairement par Lacan dans son texte L’étourdit : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »[6]. C’est bien cette radicale disjonction entre le dire et le dit qui est recherchée par l’autiste nous permettant de comprendre pourquoi la musique et la voix machique sont investies par lui : du côté de la voix machinique,  un dit sans dire, du côté de la musique un dire sans dit.

[1]  Maleval J.-C. (2009) L’autiste et sa voix. Paris, Seuil. p. 243.

[2] https://www.ald.softbankrobotics.com/fr/cool-robots/nao

[3] Lacan J., (1958-1959) Le désir et son interprétation, séminaire inédit.

[4] Didier-Weill A., Un mystère plus lointain que l’inconscient, Paris, Aubier, 2010.

[5] Vives J.-M., (2015) « Pour introduire la notion de point sourd ». Ecoute, ô bébé, la voix de ta mère… La pulsion invocante. Bentata H, Ferron C., Laznik M.-C. (sous la direction) Toulouse, Eres, p. 95-112.

[6] Lacan J. (1973) « L’étourdit », Autres écrits. Paris, Seuil. 2001, p. 449.


 

Presentación realizada en el Coloquio Internacional convocado por la Escuela Freudiana de Buenos Aires, la Escuela Freudiana de la Argentina, la Fundación Europea para el Psicoanálisis y Mayéutica- Institución Psicoanalítica “La voz y la mirada en la experiencia del análisis” realizado en Buenos Aires los días 22 y 23 de marzo de 2019.