«L‘état de vigilance d’Orwell construit également un domaine du regard. Le Big Brother est omniprésent comme un regard sur l’écran télé. Il voit tout sans être vu.
La répression est exprimée sous forme de regard. » Byung-Chul Han (2016:79)

C’était Lacan qui introduisit le regard et la voix en tant qu’objets a, en les ajoutant aux objets pulsionnels freudiens : orale, anale et « l’objet » phallique.

C’est par l’action de l’Autre et à partir de l’Autre que, lors du parcours pulsionnel, le corps devient érogène et ses frontières peuvent être délimitées achevant la satisfaction partielle de la pulsion.

Quelle est l’importance du regard dans le processus de subjectivation ?

Il s’agit de placer le regard avec sa valeur fondatrice dedans la relation dont le sujet établit avec l’Autre. Il est alors possible de conjecturer deux moments logiques : un premier moment où le regard de l’autre constitue la matrice nécessaire pour la libidinisation du sujet en tant que formateur dans la composition du soi [Je], tel que Lacan le propose dans « le stade du miroir » (1949:11). Installé l’enfant d’abord comme moi idéal, ceci donnera cette matrice qui permettra le développement des futures identifications secondaires.

Dans un deuxième temps fantasmatique, l’imago est impliquée dans la construction du parlêtre, «en oubliant» le sujet qui, lorsqu’il regard, il a déjà été regardé par l’Autre. Ce niveau initial d’aliénation nécessaire fonctionne dans le meilleur des cas, comme le porteur d’une satisfaction qui mettra en jeu dans ses fantasmes, traces d’une histoire qu’elle a construit. Rappelez-vous que Freud a définit la fantaisie comme des « restes des phrases vues et entendues ».

Assoun dit que :

Le regard survit dans l’œil pour accomplir la fonction d’objet érotique. Tel est l’autre, l’objet que je convoite, celui que je ne peux pas me contenter de voir : il faut que je regarde, il exige de moi un regard. L’autre veut que je regarde. L’hystérique couvrira les dépenses. (Assoun, 2004: 29)

À partir de Trois essais… (Freud, 1905:117) au sujet des sources de la sexualité infantile, Freud accorde un rôle superlatif aux pulsions partielles en soulignant l’importance du plaisir de voir (Schaulust) et du toucher, en les distinguant de la perversion.

Dans la perversion, dont l’aspiration consiste à regarder et à être regardé, une caractéristique étonnante émerge, dont nous devrons nous occuper avec une plus grande intensité, à la suite de l’aberration qui suit, à savoir: le but sexuel est présenté sous une double configuration sous la forme actif et passif. (Freud, 1905: 143)

Se référant à l’objet, il signale que celui-ci suscite l’excitation, «le charme», utilisant le terme Reize, lié à un objet qui a la possibilité de provoquer l’attraction en tant qu’objet visuel, situé dans le jeu actif-passif, regarder-être regardé.

L’expression “His majesty the baby” place l’enfant en tant qu’objet cause du regard. L’histoire d’une mère, se référant à son fils comme “la prunelle de mes yeux” parle d’un corps qui fonctionne comme l’idéal du moi.

Par excès d’amour permanent face à la jouissance, la mère contrôle chacun de ses mouvements avec son regard. Elle construit au fur et à mesure un objet impuissant voire  marqué  par  la  paranoïa  d’un  regard  qui  l’attrape  et  ne  lui  permet  pas d’atteindre la rupture du voile aliénant. Rappelez-vous du film de Woody Allen « New York Stories », l’image sinistre de la mère apparaît dans le ciel en parlant à son fils comme le super-ego.

Dans la cécité hystérique, nous trouvons une autre façon, á travers laquelle le sujet tente à se soustraire du champ scopique. dans son ouvrage sur la perturbation de la vision psychogène selon la psychanalyse, Freud, (1910:205) localise la vue comme un organe de double fonction. Se référant à la cécité hystérique il propose que

«Ceux qui en sont atteints ne sont aveugles que pour la conscience, dans l’inconscient, ils voient. « (Freud, 1910:210)

Une patiente, avec plusieurs années d’analyse mais résistant à passer au divan, a besoin de contrôler, voir l’analyste et fondamentalement ÊTRE REGARDÉE. Elle a été le protagoniste d’un grave accident de voiture lors qu’elle s’était endormie au

volant dans son retour à la maison. Elle s’est écrasé sur la rambarde et s’est réveillé par le bruit de l’impact. Elle raconte dans la séance : j’ai failli mourir. … en un clin d’œil…

Elle ne se souvient pas de ce qui précède l’accident … Sauf que, avant de partir, elle a  croisé  un  homme,  «un  ami»,  qui  d’habitude  s’adresse  à  elle  “d’un  regard amoureux” et avec qui elle entretient des discussions sympathiques sans aller au- delà. Elle raconte que, lors de la dernière réunion avec lui, avant l’accident, elle s’était  beaucoup  angoissée  parce  que,  comme  elle  l’exprime,  le  regard  de  cet homme est très fort et lui fait se sentir vulnérable.

Lors des séances elle dit qu’après tant d’années de mariage, elle ne pourrait jamais tromper son mari, homme avec qui elle ne maintient pas de relations sexuelles, depuis longtemps. Un mari qui ne la regarde jamais et qui l’ignore, entraînant une souffrance et un tourment permanent qu’implique pour elle la maltraitance dont elle est soumise.

Face á «son ami» elle se montre séductrice, mais quand il s’approche à la recherche de quelque chose de plus, elle fuit son regard et quitte la scène. Entre se montrant et s’en fuir elle trouve une satisfaction substitutive, il ne s’agit pas d’accéder à l’offre de rencontre avec «son ami» ou de se séparer de son conjoint pour qui elle n’opère pas comme un objet de désir.

Quelque chose de mortifère est installé dans ce jeu; ce qui a commencé comme une sorte de divertimento y provoque l’irruption d’un malaise très marqué. Elle dit que dans l’instant qui a suivi l’accident, il n’y avait personne sur la route, elle était seule avec l’angoisse d’avoir fait quelque chose qu’elle n’aurait pas dû faire: elle dit de conduire avec sommeil, quelque chose qui n’aurait pas dû être fait, l’interdit, le rêve!

Quel est le charme, la Reize, de ce jeu? Était-ce un passage à l’acte manquant, en guise de punition pour la culpabilité de jouer le fantasme de tromper son mari? Son rêve n’était-il pas de souhaiter qu’un homme sur l’autoroute la “voie”, la tire de son tourbillon et l’élève à un niveau de jouissance orgasmique?

Désigne Assoun :

Par conséquent, la Pathologie hystérique du regard, est donc révélatrice de la tentation hystérique chroniquement présente dans l’érotisme du regard : virtualité

daspiration par l’objet qui pétrifie les compétences visuelles. Qui trop embrasse, mal étreint et ce qui regard trop… finis par ne rien voir.

À cette période, ses yeux, sont précisément touchés par une maladie auto-immune qui nécessite une attention permanente en ophtalmologie … c’est la pire chose qui puisse m’arriver, ne pouvoir pas voir !!!

[…] Cette solidarité entre le regard, comme un fading du sujet et son objet, est un  témoignage  de  l’étrange  glissement  sémantique  qui  permet  de  se  qualifier «daveugle» non seulement ce qui ne voit pas, mais á l’objet qui ne se voit pas. (Assoun, 1995:31)

Il existe en chacun de nous «l’angle mort oculaire» appelé scotome par le discours médical. Son étymologie vient du grec ancien : ténèbres, l’obscurité et est définie comme une zone de cécité partielle, temporaire ou permanente. L’angle mort, angle qui n’est pas perçu par le sujet, est également appelée scotome négatif ou scotome physiologique. Il se réfère à des sujets qui ne sont pas affectés par une pathologie, n’ont pas des blessures sur le nerf optique ou de la rétine. Tout n’est pas possible d’être «vu».

Dans le dessin comme dans la peinture, les traits sont généralement établis par rapport à ce qu’on appelle le point de fuite dans le plan. Lieu de convergence d’où s’ordonne la perspective qui sert à donner de la profondeur á l’oeuvre d’art. Qu’advient-il du regard dans la création picturale? Est-ce une peinture sur mesure qui permet de reconnaître l’Autre? ou est le produit d’un besoin intime de couvrir le tissu qui, comme dans l’écriture de la page blanche, laisse le sujet face à un vide menaçant.

En ce sens, la peinture agit comme le voile d’un manque structurel et l’acte même de la peinture produit une satisfaction, au-delà des valeurs esthétiques pouvant représenter “les beaux arts” pour un temps donné.

Selon Freud l’oeuvre d’art et son succès deviennent une réalité quand la société donne á celle-ci une valeur spéciale, en calmant et apaisant le pur manque, bien que son contenu soit troublant, comme par exemple la douleur et la souffrance qui apparaissent sur les visages des peintures de Goya.

Lacan (1964) se pose une question au niveau du séminaire XI: Qu’est-ce qu’un tableau? Qu’est-ce que le regard est mis en jeu pour se perdre dans la production d’une œuvre qui fonctionne comme le voile d’un manque? Cela nous amène à nous poser la question suivante: si le regard est en jeu dans la peinture, qu’en est-il du champ scopique?

Quel  rapport  le  tableau  entretient-il  entre  le  moment  de  voir  et  le  moment  de conclure, tandis que le coup de pinceau coagule le temps de compréhension? Lacan le propose comme un moyen de Désir á l’Autre, au bout duquel se trouve donner-á- voir. (Lacan, 1964: 122).

Lors de la conclusion de son tableau, l’artiste capte un instant où la distance avec sa production est raccourcie et c’est son regard qui repose sur une toile qui ne lui appartient plus. D’une certaine manière, il est surveillé par l’oeuvre. Si au début il y a quelque chose d’énigmatique qui le pousse à peindre, il se passe encore beaucoup de choses au moment de la conclusion. C’est là, dans ce mélange de satisfaction et de jouissance, où se croise quelque chose d’inexplicable qui ne permet pas de dire pourquoi il a terminé: seulement “ça y est”.

Au début, il est motivé par le désir d’une création guidée par la palette. Le temps nécessaire à la compréhension apparaît comme un deuxième moment par rapport au moment de la conclusion. Le “ça y est” a une valeur de fermeture, d’acte de coupure d’un moment d’inspiration où le temps s’arrête.

Ce qui est capturé dans un pinceau dépasse l’artiste. L’oeuvre installé sur le marché est exposé au jeu des valeurs du fétichisme de la marchandise.

Même dans le vague, disons que l’oeuvre d’art procure la tranquillité, réconforte les gens … pour qu’il procure une telle satisfaction, il doit nécessairement être présent aussi sous un autre angle – qui procure une certaine tranquillité à leur désir de contempler … incite les gens à la renonciation. … apparaît-il une certe fonction de doma-regard (Lacan, 1964: 118).

Faire d’une tâche un tableau, c’est la possibilité de produire une satisfaction d’un autre ordre, différent de la formation réactive due au caractère non refoulé de la libido. Nous pouvons inclure sous cette idée la valeur sublimatoire qui, en tant qu’acte, agit dans la possibilité de faire quelque chose avant la toile vierge. Nous parlons d’une jouissance qui ne se termine pas dans l’acte même de sa fin. Le pari est répété et sert de cause à de nouvelles productions.

Dit Gérard pommier, dans son texte “QU’EST C’EST QUE LE “REAL”

L‘homme se crée en créant. Ce qu’il voit à l’extérieur n’est plus son miroir passif, mais un clone né de ses mains. Le réel vient de l’angoisse de castration, qui met les êtres parlants sur leurs pieds et les pousse vers l’avant sans qu’ils en sachent trop vers quoi. […] Celui qui crée n’est plus créé, est un créateur (Pommier, 2004: 154-155)

Ce n’est pas toujours le cas, il y a aussi des peintres pour qui, loin d’être la peinture ce qui atténue la douleur de l’existence, elle les confrontent au mortifère de la pulsion de mort, non liée.

Quels  sont  les  effets  sur  le  peintre,  lorsque  la  tâche  qui  couvre  un  trou,  qu’il considère comme sublime, ne peut pas être reconnue par d’autres? Qu’en est-il de l’absence d’un Autre initial qui se met à jour?

L’état de désracinement de son acte sublimatoire meurt avant la naissance. Il est déjà tard pour un temps qui a été exclu et ne peut plus être noué par un effort subjectif. Le solipsisme de son acte créateur le renvoie dans cet état de désaraicinemet dans lequel aucun rétablissement n’est possible.

Une relation est établie entre “le sublimatoire” de la création et le bord masochiste impliqué par la proximité du thanátique.

La liste des peintres qui se sont suicidés est longue: Oscar Domínguez en 1957, artiste surréaliste influencé par Picasso. Dora Carrington, Richard Gerst et Vincent- Van-Gogh, parmi autres, se rendent compte qu’une tâche ne trouve pas toujours un cadre qui la contient.

Dans le cas de Van-Gogh, (au-delà de la controverse sur le fait qu’il s’agisse de suicide ou de meurtre), il n’a pas pu vendre ni même un des près de 900 tableaux, non plus a-il acquis une reconnaissance sociale. Ce n’est qu’après sa mort par les démarches mises en place par son frère Théo, que ses peintures ont été valorisées. Van-Gogh ne pouvait pas créer un lien social; l’acte créateur de ses peintures ne faisait pas nœud pour soutenir son existence.

La peinture cherche à couvrir un trou, le tissu blanc face au réel, perturbe la tâche qui tente de le recouvrir. Pour Picasso, le meilleur tableau était celui qu’il allait peindre, soulignant la nature éphémère de son acte créateur.

Dans l’attitude de la psychanalyse, suivant les pas freudiens en matière d’art et d’une oeuvre esthétique, nous choisissons d’être prudents.

 … reconnaît son élucidation comme l’un de ses” objets les plus attrayants “, en revanche, déclare se taire sur l’origine de” la capacité de créer “et abandonne le pouvoir créateur à son propre mystère. Par conséquent, son intervention est prudente: elle ne modifie pas la pratique, mais se consacre plutôt à indiquer la trace du désir dans la création … précisément à cause de son affinité intime, semble ici trouver la psychanalyse, à en juger par la sobriété du discours freudien, la limite d’un désir qui devient sujet – dans l’expression esthétique – alors qu’il l’aborde comme un objet “(Assoun, 1997: 105).

L’œil, en tant qu’instrument, acquiert de la valeur parce qu’il dépasse le cadre physiologique, inscrit le regard dans le circuit du désir et en donnant à voir ce qui parle en partie du plaisir, d’un regard qui ne s’épuise pas, mais que la painture apaise   parfois.   Lacan   dit   en   prenant   comme   référence   le   tableau   “Les ambassadeurs” de Hans Holbein

La perspective géométrique est une question de démarcation de l’espace, pas de vue. […] C’est pourquoi il est important de rendre compte de l’utilisation inversée de la perspective dans la structure de l’anamorphose (Lacan, 1964: 92-94).

Il introduit avec l’anamorphose ce qui est initialement présenté comme un point déformé  sans  signification,  mais  qui,  selon  la  position  d’où  se  situe  le  regard, émerge de l’occulte: le cadavérique. Il y a quelque chose en relation avec le sinistre qui est joué dans la peinture de Holbein comme un voiler-dévoiler. Une ombre s’interpose entre les personnages du tableau et le sujet qui regarde le tableau de manière perpendiculaire.

Pour conclure, peut-on dire qu’est ce qu’un tableau? Question sur l’impossible, intersection du personnel dépouillé au moment de la création et qui en dit beaucoup plus que ne l’imaginait son auteur. Il est porté par la peinture, où la palette est le représentant d’un rêve qui s’éveille par les couleurs qui la surprennent, sur le chemin d’une trace qui se donne à être vue, face un autre qui qualifie la peinture selon son propre regard.


 

Presentación realizada en el Coloquio Internacional convocado por la Escuela Freudiana de Buenos Aires, la Escuela Freudiana de la Argentina, la Fundación Europea para el Psicoanálisis y Mayéutica- Institución Psicoanalítica “La voz y la mirada en la experiencia del análisis” realizado en Buenos Aires los días 22 y 23 de marzo de 2019.