Lorsqu’on m’a proposé d’intervenir durant ce colloque j’ai tout de suite pensé à parler de la honte. C’est sans doute parce que depuis quelque temps je suis plus attentif à certains aspects de notre pratique, ceux qui font que le progrès dans la cure, dont parle l’argument, ne peut pas être obtenu sans engager notre patient dans un rapport très particulier à l’Autre, cet Autre que nous représentons d’abord, mais aussi dans un rapport à l’objet a, s’il est vrai qu’une cure nous met, nous autres analystes, en position de semblants d’objet a. Or il me semble que dans la cure, en lien avec la question de l’Autre et avec  celle de l’objet a, nous avons à repérer ce qui prend souvent la forme de la honte.

Il me faut cependant être tout de suite un peu plus précis. Tout d’abord je ne voudrais pas que vous pensiez que les formules que j’utilise, par exemple l’analyste en position de semblant d’objet a, vont de soi. Elles ne vont pas de soi dès lors que nous tentons de reprendre l’examen du corpus qui organise notre travail, dès lors que nous ne considérons pas comme définitivement acquis ce que Lacan nous a apporté.

Gérard Pommier, avec qui je suis heureux d’avoir assez souvent l’occasion de discuter, nous pousse à nous libérer d’une conception dogmatique de la cure. Il insiste, me semble-t-il, sur le fait que l’analyste n’est pas un objet mais un sujet, un sujet qui parle, .un sujet engagé dans un véritable dialogue avec l’analysant. Cela peut sembler hétérodoxe à certains lacaniens, mais je vous rappelle que Lacan a commencé par décrire la cure comme une expérience intersubjective. Il a semblé ensuite y renoncer, mais plus tard encore il a dit qu’il n’y a qu’un transfert, le transfert de l’analyste. Or qui transfère sinon un sujet ?

En même temps est-ce que le fait de prendre les choses par là nous dispense d’interroger, au delà de notre façon de manier la parole, certaines formes de malaise que ressentent, dans l’expérience analytique, des patients plus nombreux qu’on ne croit ? Et est-ce que cela nous empêche de nous demander si ce malaise ne serait pas en relation avec le mode de présence de l’analyste dans la cure, une présence qui passe par la voix, et également – je commencerai par là – qui passe par le regard. Certains analystes semblent ne pas se poser ce type de questions, ou en tout cas ils n’en parlent pas. Or il me semble que nous ne pouvons pas nous dispenser de tenter de cerner un certain réel de la cure, c’est à dire quelque chose sans quoi elle n’aurait pas d’effet, mais qui en même temps peut peser sur les analysants de tout son poids d’impossible,  d’impossible à supporter

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 Commençons cependant par quelques remarques assez simples. En ce qui concerne le dispositif de la cure, Freud ne souhaitait pas que l’analyse se fasse en face à face. Il ne supportait pas, disait-il, qu’on le regarde pendant huit heures par jour, ce qui attire tout de suite l’attention sur la dimension du regard, même si c’est d’abord celui de l’analysant.

Par ailleurs  Freud ajoute une autre raison. « Comme je me laisse aller à mes pensées inconscientes,, écrit-il, je ne veux pas que l’expression de mon visage puisse fournir au patient certaines indications qu’il pourrait interpréter ou qui influeraient sur ses dires ». Mais ne peut-on alors pas supposer que ce que Freud appelle ici « expression du visage » inclut en particulier la question de la façon dont l’analysant percevra son propre regard ? Il n’est pas rare en tout cas, dans notre expérience, qu’un analysant dise qu’au moment où nous l’avons introduit dans le cabinet il s’est senti regardé. Et cette sensation va assez loin. Sa question, au fond, c’est qu’il ne sait pas de quel œil l’analyste le regarde. On peut ajouter que lorsque l’analysant se met à en parler c’est qu’il est affecté par le regard qu’il suppose à son analyste, regard qui témoignerait par exemple d’un jugement négatif, et cet affect, lié au regard qu’il ressent sur lui, c’est précisément la honte.

Je voudrais à présent, pour préciser ce que j’ai à vous dire, faire une distinction importante. Je viens d’évoquer la crainte que l’analysant peut éprouver concernant un jugement négatif de son analyste. Nous pourrions penser que cette crainte renvoie à un sentiment de culpabilité, sentiment conscient ou inconscient. Mais la honte n’est pas le sentiment de culpabilité. On peut être honteux de porter un vêtement défraîchi, un vêtement qui a perdu depuis longtemps l’éclat du neuf, mais généralement on ne s’en sent pas coupable.

A cet égard il y a eu pour moi, concernant ma réflexion sur la honte

un moment fort qui a été constitué par des échanges, il y a plusieurs années, avec des psychanalystes antillais. C’est à travers ce qu’ils disaient que j’ai saisi la façon dont la honte pouvait s’accrocher, dans cette société métissée, à la couleur de la peau, puisque des nuances infimes y prennent une importance qu’on a parfois de la peine à imaginer.

Mais je ne ferai pas de la honte un phénomène exotique. Je la penserai plutôt en rapport avec une sorte de mutation de nos sociétés contemporaines, et pour aller vite je vous dirai que je suis en accord sur ce point avec Alain Ehrenberg, un sociologue français dont les recherches recroisent ce que nous percevons dans notre clinique. Ehrenberg en effet pense que la dépression, si fréquente dans nos sociétés, ne s’inscrit pas dans un registre névrotique, en tout cas dans le sens freudien. C’est que pour Freud la névrose vient répondre à un conflit psychique, un conflit entre les interdits intériorisés et le désir qui vient s’y heurter, et ce conflit est généralement vécu avec un sentiment de culpabilité, alors que si le sujet moderne est si souvent déprimé c’est qu’il vit non pas un conflit, mais le sentiment de sa propre insuffisance.

A quoi est lié ce sentiment ? Selon Ehrenberg le monde moderne ne cesse de nous insuffler un idéal de réalisation individuelle, de performance, de perfection. Dès lors le sujet est forcément en défaut par rapport à cette image idéalisée de soi, et c’est de cette insuffisance qu’il a honte. Cela nous l’entendons sans cesse aujourd’hui, c’est souvent ce qui tourmente nos analysants. Je pense à cet égard à une des analysantes que je reçois à un moment où elle a honte de l’évolution négative de sa carrière professionnelle. Or un jour où elle évoque cela il lui revient le souvenir d’un rêve fait la nuit précédente, un rêve dans lequel une partie de son visage est déformé, presque impossible à reconnaître, et comme cette femme a l’esprit vif et de l’humour, elle dit que c’est comme dans la vie, elle « perd la face ».

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 Ce à quoi je voudrais cependant en venir à présent, c’est à l’idée que l’analyse n’est peut-être pas seulement un lieu où la honte va pouvoir se dire et s’analyser.  Le dispositif analytique, par lui-même, risque parfois de la favoriser. Il y a à cet égard quelque chose qu’il faut remarquer : il n’est pas rare qu’un analysant , qui revient très souvent sur la description d’un comportement qu’il désapprouve, mais dont il ne peut se détacher, fasse état de la honte qu’il ressent à en parler si souvent. Ceci vient en quelque sorte redoubler sa souffrance. Cette personne souffre de ne pas pouvoir se dispenser d’un comportement compulsif mais en analyse elle se met à parler de plus en plus, au fil de séances successives, de sa honte à en être encore à ce point. Elle a honte devant son analyste, et les rêves qui la hantent à partir de là la font apparaître sous des apparences de plus en plus dégradées.

C’est alors comme si elle venait matérialiser la dimension de tache, cette tache qui pour Lacan est une des façons d’introduire le regard, puisque le regard, en tant qu’objet a, n’est pas forcément à situer à partir de l’œil qui contemple, ou simplement perçoit, un spectacle ou un tableau. Il est d’abord dans ce qui fait tache dans le tableau – souvenez vous de cette anecdote que raconte Lacan quand il décrit que ce qui faisait tache dans le tableau c’était aussi bien lui même lorsque, jeune et fringant étudiant en médecine parisien, il allait accompagner des marins.

Je reviendrai dans un moment sur la question de l’objet a. Mais arrêtons nous un moment sur le fait que c’est d’elle comme analysante que ma patiente a honte. Cela peut se dire en banalisant. « Je voudrais, dit-elle en quelque sorte, je voudrais être une bonne analysante et je n’y arrive pas ». Mais on peut aussi dire qu’elle éprouve qu’elle fait tache dans le tableau. Tout cela on pourrait le rapporter au transfert, et à ce que Lacan a pu dire dans le séminaire 1 en montrant sa face de résistance. Il le formule d’ailleurs dans des termes assez forts qui devraient nous empêcher de banaliser « c’est dans la mesure, dit-il, où l’aveu de l’être n’arrive pas à son terme que la parole se porte tout entière sur le versant où elle s’accroche à l’autre. » La psychanalyse, ainsi, n’est pas une simple pratique de remémoration. Elle implique le sujet au niveau le plus profond, celui de l’aveu, et il y a quelque chose de pathétique à saisir comment, dans les moments où l’aveu devient trop difficile, un analysant peut tenter de se raccrocher à la présence de l’analyste, avec toute l’ambivalence que suscite alors cette présence. Une ambivalence, ne serait-ce que parce que, se montrer honteux ou honteuse, cela peut comporter aussi une jouissance.

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 Mais je vais à présent m’acheminer vers une autre approche de ce que la situation psychanalytique elle-même peut induire, et pour cela je vais passer du regard à la voix. La voix, comme le regard, Lacan la situe,

dans D’un Autre à l’autre, à partir de la perversion, et à propos d’elle il évoque le masochisme de deux façons différentes. La voix est ce à quoi le masochiste a renoncé (il n’a pas droit à la parole, il n’a pas « voix au chapitre »). Et puis la voix, froide et arbitraire, cette voix à laquelle le masochiste obéit comme un chien, reste du côté du maître.

J’y reviendrai mais ce sur quoi je veux plutôt insister c’est sur le fait que, dans son séminaire sur L’angoisse Lacan, pour situer la voix, se réfère à « la voix de Dieu », cette voix qui retentirait lorsque, dans certaines cérémonies juives, on fait sonner le shofar. Ce qu’il souligne alors c’est qu’il ne s’agit pas, dans cette cérémonie, d’une voix qui émettrait des phonèmes articulés, qui permettraient les métaphores et métonymies d’un discours religieux.

À travers les sonorités du schofar, qui évoquent ce que certains textes bibliques appellent le mugissement ou le rugissement de Dieu, il s’agit de l’émission d’une voix considérée en tant que telle, séparée de toute signification. Or il faut bien relever qu’il n’est pas rare qu’un analysant entende notre voix plus que nos paroles. Il peut par exemple se plaindre des inflexions qu’il croit repérer dans le ton de voix de son analyste. Celui-ci serait-il, ce jour-là, mal disposé à son égard ? Il a parlé de façon si brusque, il a élevé la voix sans raison apparente…

Je crois qu’un tel vécu va au delà de ce que j’ai dit d’une parole qui s’accroche à l’autre. C’est plutôt comme si le transfert ne pouvait produire ses effets de libération sans quelque risque. Michel Foucault, que Lacan appréciait, qui ne dénia jamais l’importance de la psychanalyse, est un de ceux qui s’est le plus avancé sur cette question.

C’est à partir de ses derniers cours au Collège de France que Frédéric Gros en est venu, dans un article datant de 2004, à formuler un paradoxe qui ne peut manquer de nous arrêter.

Frédéric Gros part de ce qui serait, dans la psychanalyse comme dans la direction de conscience chrétienne, le « soupçon fondamental » :

« ce que je crois immédiatement que je suis ne coïncide pas avec qui je suis vraiment ». Et c’est pour tenter de dépasser cet écart que je m’adresse à l’analyste. Ceci, dit alors F. Gros, « me soumet indéfiniment à l’écoute de l’Autre ». « C’est en nous cherchant nous-même que nous apprenons le mieux à obéir à l’Autre. »

Alors l’opération analytique inclut-elle nécessairement une dépendance à l’Autre ? À l’écoute de l’Autre ? Et pourquoi pas à sa voix, dès lors que dans son absence de signification je peux lui prêter je ne sais quelle intention? Et pourquoi pas aussi au regard, s’il est vrai que celui-ci comporte lui aussi une dimension d’énigme ?

J’ai évoqué, par ailleurs, le rôle de la voix dans le sadomasochisme. Rien de tel apparemment dans la cure, durant laquelle l’analysant n’a évidemment pas à renoncé à la parole, et durant laquelle l’analyste n’use pas du ton glacial du maître sadique. Mais il faut prêter attention à la pratique de la coupure des séances qu’a introduite Lacan. Elle est souvent pertinente, mais elle peut aussi être vécue comme une prise de pouvoir exorbitante. A manier, donc, avec une certaine précaution.

Plus important me semble, par rapport à mon propos, ce que nous avons pu dire de la voix de Dieu. Ce n’est pas que l’analyste soit divinisé ! Mais lorsque sa voix parvient à l’analysant, à partir de cet espace Autre qui concrètement se situe derrière lui, elle prend un relief particulier, qui explique en grande partie, par exemple, à quel point il peut être saisi.

Peut-on éviter ce type d’effets ? Sans doute pas complétement. En revanche si l’analyste en est un peu averti il pourra les limiter. Et il pourra aussi « jouer » de cette dimension que prend sa voix. Lacan, dans ses colères proverbiales, le faisait sans doute très volontairement. Disons que rien n’empêche l’analyste de hausser le ton, quand c’est à contre courant des effets de surmoi qui inhibent l’analysant.

La voix – notre voix – peut indiquer, par elle-même, qu’il n’y a aucune raison d’être complaisant par rapport à ce qui, pour chacun, est de l’ordre de l’assujettissement le plus déprimant. Elle peut aussi, pour en revenir à la honte, faire sentir par sa tonalité plus que par des explications, que celle-ci risque de bloquer l’analysant dans une jouissance sans perspective.


Presentación realizada en el Coloquio Internacional convocado por la Escuela Freudiana de Buenos Aires, la Escuela Freudiana de la Argentina, la Fundación Europea para el Psicoanálisis y Mayéutica- Institución Psicoanalítica “La voz y la mirada en la experiencia del análisis” realizado en Buenos Aires los días 22 y 23 de marzo de 2019.